interview Scènes
Fabienne Aucant, Scènes juni 2010
Rencontre avec le secret le mieux gardé de la danse flamande. Marc Vanrunxt, chorégraphe anversois, nous livre quelques indices sur son parcours et son travail. Et se révèle une figure libre et fidèle, à ses collaborateurs comme à ses idéaux.
Entretien réalisé par Fabienne Aucant à Bruxelles en juin 2010.
Fabienne Aucant : Pour commencer, parlons de vos débuts. Deux sources ont nourri votre inspiration et votre vocation : la danse d’Europe centrale et le mouvement punk. Ce sont deux courants artistiques a priori très différents l’un de l’autre.
Marc Vanrunxt : C’est une déclaration, je dois dire, que je peux faire rétrospectivement. Ensuite, c’est toujours intéressant quand deux choses qui n’ont rien à voir se rencontrent. Le mouvement punk, c’est ma jeunesse. J’étais sensible aux musiques, au style, aux vêtements que ce courant amenait. Le plus important pour moi, ce n’était pas le côté destructeur du punk mais son esprit do it yourself, cette manière de faire les choses par soi même. C’était un courant qui n’était pas nécessairement underground mais plutôt à côté des institutions. On avait un esprit rebelle. On voulait se libérer des structures de l’école et de la tutelle parentale. Surtout on voulait s’exprimer. J’avais seize ans à l’époque. Cela a coïncidé avec le moment où j’ai commencé à danser. J’avais envie de faire quelque chose d’artistique. Je ne voulais pas « devenir » chorégraphe. Je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être. Mais je voulais faire quelque chose de ma vie. C’était une recherche à différents niveaux artistique, spirituel, sexuel aussi. Une recherche d’identité.
Pourquoi avoir choisi des cours de danse ?
Grâce à ma nièce qui dansait. Un jour, j’y suis allé avec elle. J’ai pris un cours et je suis resté. J’y allais trois fois par semaine. Je me souviens encore très bien de ces premiers cours. C’était tellement bizarre pour moi de voir ces jeunes filles, dans ces positions au sol. An Slootmaekers était mon professeur de danse. Elle était chorégraphe et avait une compagnie. Ce n’était ni professionnel, ni amateur. C’était sérieux. An Slootmaekers a pris des cours chez Rosalia Chladek, chorégraphe et pédagogue autrichienne, une figure importante de la danse moderne. Elle nous a enseigné un abécédaire de Laban sur le mouvement, l’espace et les expressions. C’est entré dans mon corps. On avait aussi du classique très élémentaire. Assez vite, je suis rentré dans la compagnie et je suis parti en tournée, comme il y avait peu de garçons. C’est ainsi que la danse est entrée dans ma vie. Jamais je n’ai douté de ce choix. C’était une évidence. Puis, j’ai suivi des cours à Strasbourg avec Rosalia Chladek. C’était une dame très âgée, très stricte. Elle était de la génération de Martha Graham. Elle avait une très bonne réputation de professeur mais en tant que chorégraphe, elle n’était pas si connue.
Ces techniques ont marqué votre travail ?
Cette formation a laissé des traces. Au début, mon travail était très sévère. J’y reviens maintenant avec Marie de Corte qui possède quelque chose de strict et d’essentiel, sans fioriture. On peut dire que le punk est aussi un mouvement sévère. C’est ce côté radical qui m’intéressait.
Pour rentrer plus avant dans votre création, il semble que vous ayez trouvé dans le solo une forme parfaitement appropriée à votre art. Vous avez créé récemment Lamentatio avec Marie de Corte. Avant cela Extraction avec Eva Kamala Rodenburg, Unspeakable avec Kitty Kortes Lynch. Ou encore Deutsche Angst avec Etienne Guilloteau.
Dans le travail de solo, je peux me concentrer sur la présence du danseur. C’est ce qui compte le plus pour moi. Trouver les gestes pour glorifier la présence du danseur. Et présenter le résultat de notre rencontre, qui est toujours singulier. Lamentatio est une pièce en un acte. C’est un monochrome. Unspeakable est plus complexe, avec une dramaturgie très particulière et la présence de Morton Feldman. C’est une pièce plus référencée avec un processus plus rempli. Ce sont toujours des événements comme des étincelles qui me donnent envie de travailler avec certaines personnes er de créer des solos. Des qualités de mouvements que je vois, avant même le mouvement. Une atmosphère que la personne dégage. Les danseurs ne sont pas des mannequins à qui l’on dit ce qu’il faut faire. Nous discutons toujours beaucoup ensemble sur le moindre détail. Sauf le costume, que je choisis dans les premiers jours. Et la musique, dans un jeu de correspondances. Le costume, c’est un objet. Comme une tâche de peinture que je pose sur un mur. C’est un mouvement.
Avec le costume, ces robes magnifiques de la maison Martin Margiela, on prend la mesure de votre démarche. On voit qu’elle consiste à créer une théâtralité qui sort le danseur et le public du quotidien.
Oui le quotidien, ça ne m’intéresse pas. C’est quelque chose qui me fait mal dans le travail des autres. Je vois trop de vie quotidienne dans l’art contemporain. Pour moi, la notion de transformation est essentielle. Mais je ne cherche pas à créer des personnages comme Macbeth. Le spectacle en lui-même est un rituel de transformation. Avant d’entrer dans le studio, au moment de la préparation d’un spectacle, je sais que je veux aller d’un point à un autre, aussi bien dans l’espace, que d’un point de vue spirituel. Les danseurs sont les mediums de cette énergie. Elle passe à travers eux jusqu’au public. Le public fait partie de cette transformation bien sûr. Nous ne sommes plus à la fin là où on était au début. Je souhaite que chacun expérimente cela. Je ne fais pas du Hollywood, des spectacles où tout le monde pleure, rit, s’angoisse au même moment. A peine ressentis, ces sentiments sont très vite oubliés. Dans le théâtre, ça ne marche pas. Le théâtre impose un autre comportement. Il s’agit de sortir du temps réel. Sortir du temps réel, c’est la condition pour que la transformation se passe.
J’aime que le public puisse entrer dans le spectacle et s’y perdre aussi. Qu’il se perde dans ce qu’il voit, qu’il ne sache plus où on en est : a-t-on répété ce geste une fois, deux, fois, trois fois ? Et dans la musique aussi. C’est ce qui est formidable avec Morton Feldman : chaque note est une invention. Le spectateur doit rester conscient de son corps et être aussi désorienté. Je ne souhaite pas qu’après deux heures, il se dise « c’est déjà fini ». Dans mes spectacles, je ne mets pas de vidéo afin que le public se concentre sur le corps humain. Si on met de la vidéo sur scène, on regarde les images. Et puis on oublie le reste.
Au début de vos pièces, les danseurs prennent le temps d’arpenter le plateau, de sentir l’air et l’espace environnants. A la fois, ils marquent un territoire et en même temps ils nous introduisent progressivement dans leur univers.
Le début d’un spectacle est un moment magique. C’est là qu’on sent le potentiel. Si au début, il y a une fausse note, ça fait mal ! C’est le moment où l’eau touche le sable, où les deux mondes se mélangent. Il faut donner la possibilité au public d’entrer dans un autre univers. On a parfois besoin de temps. Le corps peut être assis quelque part, ça ne veut pas dire qu’on est là mentalement. On pense au parking, aux enfants… Comme parfois, on est dans son lit mais on n’est pas prêt à dormir. Ce serait beau s’il y avait des antichambres dans les théâtres. Mon ambition est de créer pour chaque pièce, chaque théâtre, un spectacle in situ, une expérience unique. Pour se faire, je dois me livrer à un examen du lieu très soutenu et trouver une réponse. Dans Lamentatio, on utilise l’espace tellement nu par exemple…
Oui, cela crée un rapport très fort entre le lieu, le plateau, l’interprète et le public. Un autre phénomène troublant est de ressentir dans les solos la présence physique ou fantasmatique de plusieurs personnes.
Le danseur est un miroir. Avec un solo, on regarde tout le temps la même personne. Il y a un phénomène de réflexion. Dans Extraction, j’ai effectué un travail sur la présence ou sur l’esprit qu’il y avait dans les airs. On entend la composition de Robert Ashley qui énumère un millier de noms de gens, connus ou anonymes, vivants et morts. Cette composition est basée sur un livre de Wolgamot, écrivain obscur. L’invention la plus importante pour moi, c’est la boule à facettes. C’est vraiment génial et tellement riche en significations. Cela réfléchit mille fois ce qui est là. J’aime cette fragmentation et le fait que cela tourne tout le temps. Cela induit une sorte de désorientation, on ne sait pas trop ce qu’il se passe. C’était très présent à mon esprit pour Extraction, avec Eva Kamala Rodenburg. Dans la pièce, il y a clairement l’apparition de trois Eva. Mais en définitive, il y en a bien plus. Je ne sais pas comment elle fait, ni ce qui se passe – et je ne veux pas le savoir – mais elle change littéralement sous nos yeux. Extraction, c’est aussi un travail sur la mémoire. Comme dans un labyrinthe ou une ville dans laquelle on se perd. On croit qu’on est sur le bon chemin et l’on se trompe. Le jeu consiste à trouver le chemin. Tout est dans la construction.
A la vision de vos pièces, on est frappé par une forme d’archaïsme et de classicisme. On pense à une émanation de la tragédie grecque mais aussi à l’univers de Marguerite Duras, à Delphine Seyrig dans L’Année dernière à Marienbad.
J’aime les caryatides, c’est vrai. Dans le théâtre grec, les interprètes sont des vecteurs. Le message passe à travers le choeur. Il y a cette monumentalité et cette frontalité qui forment les clichés de la tragédie. Une forme d’abstraction moins stylisée. C’est aussi une extraction. L’ensemble forme un mystère. Dans Hiroshima mon amour ou L’Année dernière à Marienbad, il y a un mystère aussi. Tout comme dans un miroir. Marie de Corte dans Black Mark pensait aussi à L’Année dernière à Marienbad. Sans doute à cause de cette réserve, de l’intériorisation. Chez Duras, les personnages sont en lutte avec des conflits intérieurs qui ne sont pas forcément visibles mais qui agissent comme force. Le sens psychologique, je ne m’en occupe pas non plus. Quand Marie de Corte marche sur scène, il se passe quelque chose. Ce n’est pas vide. Je veux mettre cela en valeur et lui donner un sens nouveau.
D’un point de vue chorégraphique, ce n’est pas une référence au ballet, mais une attirance pour la grâce. C’est un sentiment aristocratique qui a à voir avec la dignité de la personne. Montrer la sueur des danseurs, cela me semble très vulgaire. Parfois, j’ai l’impression que je suis né cent ans trop tard. Je suis touché par le peintre Fernand Knopff, sa figure de femme tigre par exemple. Chez lui, le mystère est présent. J’aime jouer avec l’ambiguïté, l’androgynie. Les vêtements de la maison Martin Margiela induisent une certaine verticalité, une grande élégance qui participe de ce mystère.
L’impact visuel est très fort tout en étant discret.
C’est la force des formes et des images. Par exemple dans Deustche Angst, ce rapprochement entre la robe orange portée par Etienne Guilloteau et la toile bleue tendue juste derrière lui. C’est tellement juste. Avec le scénographe Koenraad Dedobbeleer, on est tombé sur cette association de couleur et c’est devenu un tout, un mouvement. C’est pourquoi un solo est en réalité un trio. Aux côtés du danseur, il y a le musicien et le scénographe. D’un point de vue de la scénographie, nous avons toujours pour prétention d’aller à l’essentiel. C’est toujours un risque. Nous avons confiance dans le peu (pas dans le minimum qui est un mot vide). Avec l’expérience, nous sentons mieux quand on doit s’arrêter, une fois qu’on a trouvé l’équilibre. Je pense souvent au magicien qui dit : « regardez, je n’ai rien dans les mains. » Et hop, il fait apparaître quelque chose avec trois fois rien. Nous venons d’une époque où l’on avait peu d’argent. Il fallait se débrouiller. C’est devenu une attitude. Aujourd’hui, j’ai plus de moyens mais ce n’est pas nécessaire d’en rajouter. Les costumes sont chers. Les danseurs valent de l’or. Je suis un artiste qui travaille avec l’or.
Comme vous le dites, la musique est un protagoniste majeur de votre travail.
Un autre cadeau fut la rencontre avec l’ensemble de musique contemporaine Champ d’Action. Avant, j’avais toujours peur de la présence des musiciens sur scène. Enfin surtout de la présence des instruments. C’est un mobilier que je ne savais pas agencer, disposer. Ca me tirait trop vers le concret. Puis, j’ai compris qu’il suffisait de bien placer les musiciens. Je leur demande quelle est la meilleure place pour eux. Finalement, c’est très simple, très direct. Il faut que le public sente l’énergie du live. C’est une question de présence, c’est tout. La musique live est une source d’inspiration. La musique de Morton Feldman ne peut pas être jouée autrement.
Pourquoi cette attirance pour Morton Feldman plus que pour tout autre compositeur ?
Ce qui est fantastique avec ce compositeur, c’est qu’il me laisse totalement libre comme chorégraphe. Je peux faire mille choses sur cette musique. Et en même, je sais ce que je dois faire. Il ne me le dit pas par le rythme, il le suggère par l’esprit. Si l’on prend Le Sacre du Printemps ou le Boléro, ce sont des pièces qui dictent ce qu’il faut faire. Avec Morton Feldman, il ne s’agit pas uniquement de musique mais de mouvement. C’est rare. Chez lui il n’y a pas d’ego. Pour ma prochaine création, je vais partir une nouvelle fois d’une pièce de Morton Feldman Triadic Memories. Parce que c’est tellement juste, ça me va si bien. J’ai l’impression que c’est écrit pour moi !
Quelle place occupe la création contemporaine dans votre vie ?
J’ai toujours aimé voir des spectacles. Le chorégraphe allemand Gerhard Bohner m’a énormément marqué par exemple. Sa pièce à partir du Triadisches Ballett d’Oskar Schlemmer. C’était le pionner de la tanztheater. Avec le Ballet Reinhild Hoffmann. Récemment, j’ai beaucoup aimé la pièce de Jean Luc Ducourt. C’est un langage classique et dépouillé. C’est un travail essentiel, très beau, qui est important pour le développement de la danse. L’art qui a une certaine importance, il faut l’apprécier, y prendre du plaisir, mais aussi en apprendre quelque chose, dans un sens didactique. Ces dernières années, j’essaie de mettre en relation des propositions qui ne sont pas évidentes. Dans Lamentatio par exemple, la musique électronique de Nana April June et le Dies Irae de Krysztof Penderecki. Je cherche des rapports entre des choses pas évidentes, comme les goûts, les couleurs.
C’est le principe de votre prochaine création For Edward Krasinski où vous partagerez le plateau avec le chorégraphe Salva Sanchis. Chacun prépare de son côté un solo et les deux formes seront associées au final.
Oui c’est un désir que j’avais. Une extension avec un nouveau chorégraphe. Comment combiner deux pièces pour qu’elles n’en forment plus qu’une ? Je suis curieux. Je me demande ce qui va se passer. Je pose une hypothèse. J’ai énormément de plaisir à ne pas savoir ce que cela va donner. Salva Sanchis n’a pas hésité. Il faut avoir confiance. C’est une histoire de communication, pas de compétition. Sans être trop moraliste, je crois qu’il y a une amélioration quand on met les choses ensemble.